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Prologue..


On frappe les trois coups (ou bien : sonnerie de trompettes). Les acteurs sont en scène, immobiles, dans l'attitude qu'ils devront avoir lors de la première réplique. Ils resteront immobiles jusqu'à la fin du Prologue.
Le Conteur s'avance au premier plan.

Le Conteur :

Salut à vous, gens de toutes les Nations ! Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, habitants du village ou voyageurs sortis de nulle part, qui que vous soyez, à vous tous Salut !
Vous êtes venus jusqu'ici, vous avez laissé au vestiaire hargne, dépit, colère, morosité, tristesse, mauvaise humeur et malveillance : notre spectacle est pour vous. Vous n'avez plus à nos yeux qu'une seule qualité : vous êtes notre public ! Et qu'est-ce qui est plus cher à des acteurs que leur public (à condition qu'il applaudisse à la fin, bien sûr) ? C'est pourquoi nous vous ouvrons tout grands les bras et nous vous disons simplement : mettez-vous à l'aise. Si vous êtes assis, tant mieux. Sinon, trouvez vite un appui, un mur, un lampadaire ou un voisin complaisant pour vous y adosser, car vous allez vivre ici de grandes choses, et justement pas des histoires à dormir debout, mais bien plutôt de celles qui vous font chavirer cul par-dessus tête !
C'est une légende que beaucoup connaissent, qu'on a contée dans les chaumières, mais là, pour l'occasion, on vous l'a un peu rafraîchie pour que vous puissiez la vivre comme si vous y étiez.
Voyez tous ces personnages immobiles. Dans un instant, ils vont se mettre à vivre, à revivre plutôt pour vous les événements authentiques qui se déroulèrent ici même, à Villars, en l'an de grâce 1861 de notre ère. Cette année était la treizième après le départ des Bernois et la fondation de notre belle Confédération helvétique. Or, si les Bernois nous avaient imposé la dîme, ils nous avaient aussi appris pas mal de choses, par exemple à sécher des quartiers de pommes pour en faire des chenetzes qu'on mettait à sécher au galetas et qu'on mangeait en hiver avec des pommes de terres bouillies. Les nôtres appelaient ça des sécherons, et ils les aimaient tant, comme vous allez le voir, que le surnom leur en est resté. Eh oui, les Sécherons, ce sont les habitants de Villars-sous-Yens, pour ceux qui ne le sauraient pas, et ils en sont fiers !
En ce temps-là Villars possédait deux auberges de commune : Le Café du Soleil, situé dans le contour de la route qui mène à Aubonne et à Bière, et la Croix Fédérale, qui existe toujours et n'a pas changé de place. C'est elle qui est représentée sur notre scène : on l'a déplacée de quelques mètres, comme vous voyez, pour qu'il y ait de la place pour le public. A l'époque, on aurait pu vous mettre sur la route, ça n'aurait gêné personne, mais aujourd'hui, avec cette circulation… Et puis, pendant qu'on y était, on a doté la Croix Fédérale d'une terrasse pour que vous puissiez profiter du plein air. Est-ce qu'on n'a pas bien fait, dites ?
A l'époque, l'Auberge était tenue par la tante Hélène, que vous voyez là, derrière son comptoir. Son mari, Petit Louis, lui, vous ne pouvez pas le voir parce qu'il est à l'intérieur, dans son lit, et personne encore ne sait qu'il va bientôt rencontrer la Faucheuse, celle qu'on ne croise pas deux fois, vous voyez ce que je veux dire. Or, s'il n'avait pas cassé sa pipe juste à ce moment, rien ne se serait passé des événements auxquels vous allez assister. Ajoutons que Petit Louis s'apprête, au moment où commence cette histoire, à faire à la Mort, sans le vouloir, un pied de nez magistral qui le rendra célèbre jusqu'à la fin des temps. Et c'est ça que nous allons vous montrer.
Que dire encore ? Ah ! oui. Quand l'action commence, nous sommes au début de juillet, un samedi pour être précis, et pas n'importe quel samedi puisque c'est le premier jour du Tirage, comme on appelait alors la fête de l'Abbaye. Une fête où, comme à présent, chacun s'empressait de faire de la place dans les tonneaux, rapport à la nouvelle récolte qu'il allait falloir encaver trois mois plus tard.
Voilà. Vous savez tout. Sauf qu'à cette table (on les reconnaît à leur air d'importance), ce sont les notables : d'abord le syndic Paul-Abram. Il est debout parce qu'il s'apprête à prononcer les dernières phrases de son discours. Il cherche un peu ses mots, ayant déjà pas mal picolé. A son côté, Jean Pavillon, le Banneret, avec Jacques Michot, un tailleur de pierre venu tout exprès de Vaulion pour réparer la fontaine des Pâquis qui avait des fuites. Les autres sont des villageois, parmi lesquels vous apercevez Gros Louis (à ne pas confondre avec Petit Louis, le moribond), et sa fille Jeanne qui bavarde à l'autre bout de la salle avec son amoureux, Samuel. Samuel, c'est le fils adoptif d'Hélène et de Petit Louis. Pas besoin d'être très malin pour deviner le genre de choses qu'ils peuvent bien se dire, ces deux-là !
Bon. Alors, vous avez eu le temps de vous installer, on va pouvoir commencer. Voici donc pour la première fois au théâtre et en création mondiale la seule, la véritable, l'authentique Légende des Sécherons !


Acte I. A la Croix Fédérale, un samedi de début juillet 1861

Scène première: au comptoir Hélène; Germaine sert les clients avec l'aide d'Antoinette; Samuel et Jeanne à la table D; le syndic Paul Abram, Jean Pavillon, banneret et Jacques Michot à la table A; Gros Louis, Auguste, François table B ; Charles au comptoir ou seul à une table (E); David, Marguerite, Catherine à la table C. Villageois et villageoises.

Paul Abram (debout, finissant son discours): …et nonobstant l'éplixe… euh… l'éclipse de soleil dont à laquelle nous avons tous assisté avant-hier, et qui a fait dire à certains que c'était de mauvais augure, mais elle ne doit pas semer le trouble dans la population comme l'a expliqué Monsieur le pasteur et vu qu'elle a obéi aux calculs de scientifiques éminents comme vous n'êtes pas sans ignorer, eh bien …où en étais-je?

Gros Louis ( en aparté): Bientôt à la fin, j'espère.

Une voix: "sans ignorer"!

Paul Abram: Ah! oui, j'y suis: rien donc n'expliquera… n'éplixera… n'éclipsera la poire de nos glisseurs, euh… la gloire de nos… de nos… de nos tireurs émérites! C'est ça. Que le meilleur gagne, et comme on dit, les vaches seront bien gardées! Boire et glossette! Euh… gloire et bossette! Santé!

Rires et applaudissements.

Jean Pavillon: Santé, syndic!

Des voix: Bravo! Ça c'est un discours! Vive Paul Abram! Vive le Tirage 1861!

Catherine: Ouf, le voilà assis!

Jean Pavillon: Il a bien parlé.

Jacques Michot: En tout cas, il a essayé….

Gros Louis: Ouais, il y a ceux qui causent et y a ceux qui trinquent… et c'est jamais les mêmes.

Auguste: Tu as raison, Gros Louis. On l'a bien vu tantôt à la cantonale. Qui c'est qui a le mieux chanté? En tout cas pas ceux de Vuillerens qui ont reçu le prix!

Le père François: Et cette pompe à incendie! Deux mille cinq cents francs pour une machine on sait même pas si elle va marcher. Tout ça avec notre argent.

David: Eh! Père François, fallait le dire au Conseil général que tu étais contre les incendies! A présent c'est trop tard.

Rires.

Gros Louis: En tout cas moi, le Conseil général, j'y mettrai jamais les pieds, j'aime mieux payer l'amende. Tous des radicaux, le progrès par ci, le progrès par là… On voit bien à qui il profite, le progrès. Germaine, trois chopes ici, c'est ma tournée.

Charles: Oui, il y a un autre incendie à éteindre dans ce coin-ci.

Germaine (à Catherine): Et pour Madame, ce sera?

Gros Louis: Elle a pas soif, hein, Catherine?

Jeanne (à Samuel). Tu vas gagner, dis, Samuel. Dis que tu vas être le roi. Je ne veux pas que tu ailles avec une autre.

Samuel (à Jeanne): Tu sais bien que c'est toi que j'aime.

Jeanne: Alors tu ne danseras qu'avec moi?

Samuel: Ça…

Jeanne: Tu vois comme tu es, tu ne veux jamais rien promettre. Eh! Qu'est-ce que tu as là, sur la joue?

Samuel: Arrête, Jeanne, on nous regarde!

Paul Abram (vidant son verre de blanc): Il va bien.

Jean Pavillon: Pardi, c'est du Cotrabloz. A Lausanne, il y a eu une conférence sur "L'usage du vin". C'était dans le journal. Un docteur Burnier, un qui ne boit sûrement que de l'eau. Il paraîtrait que les Vaudois boivent trop. Et que ça nuit à leur santé. Encore faudrait-il savoir de quel vin on parle, pas vrai? (Ils rient) A la tienne, Syndic!

Paul Abram: A ta santé, banneret! (à Jacques Michot): Alors, Jacques, cette fontaine des Paquis, c'est fini pour de bon? Elle ne perd plus?

Jacques Michot: Non, c'est bon. Les buveurs d'eau peuvent se réjouir, ce n'est pas elle qui leur fera défaut.

Paul Abram: Donc ta besogne est terminée. Ainsi tu t'en retournes à Vaulion?

Jacques Michot: Bientôt. Vous savez que je suis veuf et sans enfants. Aussi rien ne presse. Je reste un peu pour le Tirage.

Charles: Oui, pour le Tirage. Et peut-être aussi pour les beaux yeux de quelqu'un qui n'est pas loin d'ici. (Il désigne Hélène)

Jacques Michot: Que veux-tu dire?

Charles: Pardi! Facile de prendre la place d'un moribond…

Jacques Michot (se levant): Répète un peu voir!

Paul Abram: Allez, allez, du calme. Assieds-toi, Jacques, tu ne vas pas te mesurer avec ce rabotson. Tu as réparé la fontaine, tu es des nôtres. Santé!

Jacques Michot (se rasseyant) : Santé.

David: Germaine, une pomme!

Germaine (se mettant tout contre lui): Une pomme à boire ou à croquer? J'ai les deux.

David (lui explorant la poitrine, qu'elle a généreuse) : Ici, il y a bien à boire et à croquer, pas vrai?

Germaine: Bas les pattes, c'est privé. (Lui tapant sur les doigts): Eh bien, qu'est-ce que j'ai dit?

David: Alors quoi, toutes les mêmes: ça vous promet des choses et ça ne tient pas.

Germaine (désignant sa poitrine): Comment ça, ça ne tient pas? Morveux! Ça tient très bien au contraire, et pas besoin de toucher pour s'en assurer, non mais… Et une pomme pour David!

Rires.

Jeanne: Je suis sûre que tu seras le roi, Samuel. Tu es le meilleur. Tu es meilleur que Justin de toute façon.

Samuel: Qu'est-ce qu'il vient faire ici, Justin? Tu t'intéresses à lui à présent?

Jeanne: Non, mais lui s'intéresse à moi, si tu veux le savoir. Serais-tu jaloux? La dernière fois c'était lui le roi, et maintenant c'est lui le Président.

Samuel: Et alors, qu'est-ce que tu veux que ça me fasse?

Jeanne: Allez, je plaisante. Ce que tu peux être crouille! Tu sais bien que je n'aime que toi. Regarde-moi. Fais-moi voir tes yeux. C'est avec ces yeux-là que tu viseras mieux qu'eux. Et ta main. C'est avec cette main que tu tiendras ton fusil sans trembler.

Germaine (s'approchant d'eux, à Jeanne): Tiens donc, Jeanne, tu lis dans les lignes de la main à présent? Mais ma pauvre, tu es trop jeune, tu n'y connais rien! Allons, Samuel, laisse-moi faire, je m'y connais, moi. Cette ligne, là, et cette autre… oui, oui, tu seras le roi. (Un temps) Mais je vois aussi autre chose… (elle se trouble)

Samuel: Quoi?

Germaine: Rien, rien, j'ai pu me tromper…

Samuel: Germaine, tu dois tout me dire, j'ai le droit de savoir, je suis un peu ton patron après tout.

Germaine: Pas encore, justement.

Samuel: Bien sûr, pas encore. Mais un jour la Croix Fédérale me reviendra, ce sera moi le patron ici, et alors…

Germaine: Tais-toi, tu ne sais pas ce que tu dis.

Jeanne: Laisse-la, Samuel, n'écoute pas Germaine. C'est un vrai oiseau de malheur.

Germaine s'éloigne lentement.

Jeanne: Pensons à nous, pense au Tirage. Ce que tu feras avec cette main, cette grosse main forte et précise. Dites, Monsieur, pourquoi avez-vous de si grandes mains?

Samuel: C'est pour mieux vous attraper, fillette…

Jeanne: Et ces grands yeux bleus comme le lac…

Samuel: C'est pour mieux vous voir…

Jeanne: Et ces belles dents blanches alors?

Samuel. C'est pour mieux te manger, mon enfant!

Ils rient, se poursuivent, vont pour s'embrasser, mais renoncent à cause du silence qui s'est établi peu à peu et des regards qui se font pesants: Germaine, qui était sortie, est revenue et murmure quelque chose à l'oreille d'Hélène, qui s'affaisse sur une chaise. Peu à peu, tous la regardent. Le docteur paraît, venant de l'intérieur, salue Germaine et Hélène, a un geste pour les clients, et sort. On entend Hélène qui sanglote.

Samuel (se lève et s'approche d'Hélène) : Qu'est-ce qui se passe? Ce n'est pas… (Hélène fait oui de la tête) Il n'est pas… (Même jeu, un silence.) (Aux clients) : Mes amis, je suis désolé, mais il vous faut rentrer chez vous. On ferme. (Silence) Pour cause de deuil.

Gros Louis: Ça alors!

Paul Abram: Qui?

Jean Pavillon: Petit Louis?

Samuel: Oui.

Marguerite: Mais hier encore…

Samuel: Je sais. C'est ce matin. Ça n'a plus été du tout. On a fait venir le docteur de Morges, vous venez de le voir passer.

Catherine: Et il n'y a plus d'espoir, c'est bien vrai?

Samuel fait "non" de la tête.

Charles (à part) : C'est bien ce que je disais. (Regardant Jacques Michot): A moi l'auberge! Un qui n'est même pas du village!

Le père François (à part): Pauvre Petit Louis! Enfin… encore un qui n'aura plus mal aux dents.

Catherine: C'est bien triste, surtout aujourd'hui, lui qui avait toujours une poésie de circonstance pour le Tirage!

Auguste: Ça! A force de courir après les vers, c'est les vers qui ont fini par l'avoir…

Le père François: A notre âge, quand on se réveille sans avoir mal quelque part, c'est qu'on est mort. Il est bien où il est. Paix à ses cendres.

Auguste: Eh là, il n'est pas encore enterré. Quelle guigne, un enterrement en plein pendant la fête! Ça c'est emmerdant!

Catherine: Un homme si bon! Rappelez-vous, c'est lui qui avait organisé la collecte en faveur des gens de Glaris, quand ça a brûlé là-bas. Pauvre Hélène, pauvre Samuel.


Les hôtes se sont levés. Hélène et Samuel sortent au fond. Germaine encaisse en se frottant les yeux avec son tablier. Le café se vide. Restent Gros Louis et Jeanne.

Gros Louis (allant vers Jeanne): Toi, tu rentres. Et je ne veux plus te voir avec ce pouinet. C'est pas des gens pour nous ici. Allez, ouste!

Scène 2: Germaine; Paul Abram, Jean Pavillon et Jacques Michot, qui sont restés assis à la table A. Ensuite rentre Samuel soutenant Hélène.

Jacques Michot (se levant): Bon, eh bien je vous laisse. Vous avez probablement des dispositions à prendre avec la patronne pour les funérailles. Je ne voudrais pas qu'on pense…

Paul Abram: Tu as raison. Les mauvaises langues ne sont jamais loin. A tantôt. (à Jean Pavillon) Nous, on va essayer d'arranger ça.

En sortant, Jacques Michot croise Justin qui entre, ils se saluent.

Justin (s'approchant des deux hommes): J'ai appris la nouvelle. C'est embêtant.

Jean Pavillon: C'est vrai que ça tombe mal. En plein début du Tirage! On pourrait peut-être différer de quelques jours l'enterrement. Le pasteur ne fera pas d'objection. Ces messieurs du Synode voulaient l'envoyer à Château-d'Oex, autant dire chez les Indiens, et c'est grâce à moi qu'il a pu avoir un poste en pays civilisé. Aussi n'a-t-il rien à nous refuser. Quant à moi, en tant que banneret, je pourrais autoriser une dérogation, pas vrai syndic?

Ils se lèvent et s'approchent d'Hélène qui vient de rentrer. On les entend qui lui murmurent des condoléances. Puis ils la font lever et la ramènent sur le devant.

Paul Abram: Asseyez-vous ici, Tante Héléne, on va causer. Ah! c'est un coup dur pour tout le monde …

Hélène: Oh! oui…

Paul Abram: Mais il ne faut pas désespérer. Petit Louis était un brave homme, il n'a jamais fait de mal à personne.

Hélène: Oh! non…

Paul Abram: Donc il est près du bon Dieu à présent, pas vrai? Ce qu'il n'a pas eu sur la terre, il l'a là-haut.

Hélène: Comment, ce qu'il n'a pas eu? Il m'a eue, moi! Il aurait tort de se plaindre.

Paul Abram: Bien sûr, bien sûr, mais là-haut, n'est-ce pas, il a tout. Il ne peut pas être mieux. Alors, courage, Tante Hélène!

Hélène: Facile à dire! Vous n'êtes pas à ma place … (Nouveaux pleurs)

Paul Abram: D'accord, mais on est tous là, vous voyez bien, on compatit. Ne vous laissez pas abattre. Pensez à la Croix Fédérale, à Samuel que vous avez élevé comme votre fils. Et puis il y a Germaine, qui vous a toujours fidèlement servis.

Germaine (à part): Ça, oui. Et moi aussi, il m'a eue, le patron, c'est bien vrai qu'il n'a pas à se plaindre là où il est.

Paul Abram: Alors voilà…

Jean Pavillon: Il y a juste cette histoire d'enterrement…

Hélène: Lui qui détestait les enterrements!

Jean Pavillon: Bien sûr, mais cette fois il faudra bien qu'il y passe…

Hélène: Ah! mon Dieu!

Jean Pavillon: Et puis, il y aurait peut-être un moyen de s'arranger.

Hélène: Comment ça, de s'arranger?

Jean Pavillon: Pour le moment il est à côté, c'est comme s'il était encore un peu avec nous, n'est-ce pas? Alors on pourrait l'y laisser un jour ou deux, le temps que vous puissiez vous faire à l'idée…

Paul Abram: C'est ça, rien ne presse. Seulement on ne peut pas le laisser comme ça dans le lit bien sûr…

Germaine: Ah! mais je vais lui faire sa toilette, moi, je m'y connais, j'en ai bien soigné d'autres. Vous verrez, je vais vous faire un beau mort bien appétissant, plus beau qu'avant, bien vivant si j'ose dire.

Hélène: Merci, Germaine, tu penses à tout. Qu'est-ce que je ferais sans toi?

Germaine: Il faut bien que quelqu'un y pense, voyez-vous, parce que ces choses-là, ça n'attend pas.

Justin: Pour la toilette, très bien, mais le… justement ça peut très bien attendre quelques jours, pas vrai syndic? Et puis, on dit que vous connaissez des herbes, des trucs quoi, pour tenir la mort à distance.

Germaine: Quoi, à distance? Il est bien mort, le médecin l'a certifié. Vous ne croyez tout de même pas que je vais le faire revenir!

Justin: Il ne s'agit pas de le faire revenir, il faudrait seulement qu'il accepte d'attendre un peu… sans trop nous déranger.

Germaine: Nous déranger?

Justin: Oui, n'est-ce pas, on est en juillet, il fait chaud, il ne faudrait pas que ça dure des éternités.

Paul Abram: L'éternité, de toute façon, Petit Louis est parti pour en voir le bout. Bon. Si on l'enterrait mardi, quand la fête sera terminée?

Jean Pavillon: Oui, mais où le mettre en attendant? Le frigo n'a pas encore été inventé, et ça tape.

Germaine: J'ai une idée. On pourrait déjà l'installer dans sa future demeure: une petite avance sur l'éternité en quelque sorte!

Hélène: Germaine a raison…

Justin: Comment ça, sa future demeure?

Hélène: Son cercueil, quoi!

Justin: Il a un cercueil?

Hélène: Moi aussi j'en ai un. A notre âge, comme dit le pasteur, on ne sait ni le jour ni l'heure. Alors on avait pris nos dispositions. Les deux caisses sont au galetas, prêtes à nous recevoir. C'est David qui nous les a faites. Des belles caisses en bois de chêne, avec des poignées en cuivre et tout ce qu'il faut. Comme ça on était parés. On ne voulait pas être à charge, vous comprenez?

Justin: Mais je pense bien que je comprends! C'était même une idée formidable! On va pouvoir le coucher là-haut en attendant. Il y sera bien, pas vrai Syndic, pas vrai Banneret? Il aura été arrangeant jusqu'au bout, Petit Louis, si c'est pas mal fait!
Hélène: Pauvre petit Louis! Je voudrais me coucher à côté de toi et mourir.

Jean Pavillon: Ne dites pas cela, Tante Hélène, notre tour viendra bien assez tôt.

Paul Abram: Et on n'a pas tous un beau cercueil tout neuf prêt pour le grand voyage!

Justin: Bon, alors, qu'est-ce qu'il faut faire?

Germaine: Ben, y a qu'à le monter. Quand j'aurai fini sa toilette. Vous qui êtes des costauds, ça sera vite fait. Et puis, il ne pèse plus bien lourd, le pauvre. Tu leur montreras le chemin, Samuel! Moi, je ne peux pas y aller, la trappe est trop étroite, la dernière fois que j'ai voulu y passer je suis restée coincée, maintenant je me méfie…

Samuel: D'accord, on y va. Mais dans lequel des deux cercueils faudra-t-il le mettre?

Hélène: C'est égal, va. Les deux caisses sont pareilles. Oh! mais j'y pense, les caisses, elles sont toutes pleines, j'y ai mis sécher les chenetses l'automne passé; vous vous rappelez, y avait eu tant de pommes qu'on ne savait plus où les mettre. Mon Dieu, comment on va faire? Je ne peux pas y aller non plus à cause de mes rhumatismes, je ne peux même plus grimper l'échelle.

Germaine: T'en fais pas, Hélène. (à Samuel) C'est pas compliqué: les sécherons ne doivent plus prendre autant de place à présent, ils sont bien ratatinés. Et puis on en a pas mal mangé. Y a qu'à les mettre tous dans un des deux cercueils, et vous coucherez Petit Louis dans l'autre.

Justin: Mais oui! Ah! le veinard, il va même commencer les grandes vacances dans la bonne odeur des pommes séchées. Il aura eu de la chance jusqu'au bout, sacré Petit Louis!

Germaine: Ecoutez-le. Non, mais ce qu'il ne faut pas entendre!

Elle sort au fond.

Paul Abram: Bon, mais il est inutile que tout le village soit au courant…

Jean Pavillon: Qu'est-ce que tu crois, c'est déjà fait! Mais les gens ne pensent qu'à s'amuser. Je suis sûr qu'ils sont tous au Café du Soleil en train d'engraisser la concurrence. Pas vrai, Justin? Tout revers a sa médaille…

Justin: Tu veux dire que moi, parce que je suis le patron du Café du Soleil…

Jean Pavillon: Mais non, je ne veux rien dire du tout, seulement avec tout ce commerce, un seul café d'ouvert pendant le Tirage, ça risque d'être un peu juste. Et puis, il y a le manque à gagner pour la Croix Fédérale. Ce serait peut-être préférable de rouvrir, vous ne croyez pas, Tante Hélène? Samuel et Germaine feront marcher la boutique pendant que vous veillerez le mort.

Hélène: Si vous croyez qu'on peut… Mais ça va faire beaucoup de bruit!

Justin: Là-haut, il n'entendra rien, et de toute façon il faudrait plus que ça pour le réveiller!

Le Conteur.


Et voilà, c'est parti, vous avez fait connaissance. Non, rassurez-vous, Petit Louis ne va pas se réveiller. On est samedi, il restera bien douillettement dans son cercueil jusqu'à mardi, où on l'enterrera en bonne et due forme.
Le problème, c'est que la suite de notre histoire se passe justement ce mardi-là, devant l'ancien cimetière où Petit Louis vient d'être enterré. Alors, on ne va pas vous faire attendre trois jours, mais il va quand même falloir que vous vous déplaciez pour aller voir ce qui se passe là-bas. Rien de plus simple : les acteurs et les figurants, eux aussi doivent se déplacer, vous n'avez qu'à nous suivre. Ne nous perdez pas de vue, même si on fait des détours, parce qu'il y aura quelques réjouissances en chemin, et comme ça vous aurez eu l'impression d'avoir participé vous aussi à ce fameux Tirage de 1861, pas vrai ? Allons, soyons bons princes, on vous donne une petite demi-heure, profitez-en !


Chœur pour le 1er entracte.

Gloire à nos vaillants tireurs !

Dressé face au lac, aux montagnes
Voyez, notre village est là
Villars, joyau de nos campagnes
C'est pour toi que notre cœur bat

Afin qu'à ce sol nul ne nuise
Il nous faut des gars prêts à tout
Pour défendre notre devise :
Liberté, Patrie et Gros Sous

Le cœur assuré, la main ferme
Nos soldats font face au danger
Les pèr's ont chassé ceux de Berne
C'est au tour des fils d'y siéger

Bien sûr, on n'a plus eu de guerre
Depuis celle du Sondrebond
Mais la devis' du militaire
C'est : la paix au bout du canon

Et c'est aussi le cœur des blondes
Ils le savent, ceux de chez nous
Oui, le meilleur remède au monde
Pour dénicher femme à son goût

Le meilleur, saperlipopette
Pour trouver fillette à son choix
C'est d'être un as de la gâchette
Du Tirage d'être le Roi

Dressés face au lac, aux montagnes
Voyez, nos tireurs sont tous là
Villars, séjour de nos compagnes
C'est pour toi que chacun se bat.


© Jacques Zurlinden